Alpha Blondy et Tiken Jah Fakoly, les deux grandes figures du reggae ivoirien, n’ont eu de cessé de mettre en musique la vie politique ivoirienne et la crise ouverte par le coup d'état de 2002. Très tôt, ils fustigent l'utilisation politique du concept d'ivoirité.
Ci-dessus, une playlist composée de quatre titres de TJF: "le pays va mal", "Gauche droite", "non à l'excision","Françafrique".
Dès 1995, Alpha Blondy dénonce la référence omniprésente aux origines ethniques (dioula, bété, baoulé) dans le débat politique: "ils ont dioulaïsé le débat, ils ont bétéïsé le débat, ils ont baoulisé le débat".
Sur son dernier album "Jah victory", le titre "les salauds" dénonce "les journalistes pyromanes, les politiciens mythomanes, les prêtres corrompus et les imams vendus", tous ceux qui surfent sur le concept d'ivoirité qui a plongé la Côte d'Ivoire dans une situation de guerre civile.
Dans son album "cours d'histoire", Tiken Jah Fakoly prend lui aussi pour cible le président Bédié qui se sert du concept d'ivoirité pour lancer une chasse aux Ivoiriens du nord ou aux étrangers (expulsions de Burkinabés de la région de Tabou), soutiens intangibles selon lui de l'ancien premier ministre Alassane Ouatara.
En décembre 1999, le général Gueï dépose Henri Konan Bédié. Il promet de remettre de l'ordre dans le pays, par le biais d'une transition militaire avant de rendre le pouvoir aux civils. Il n'en est rien. La résidence d'Alpha Blondy est ainsi visitée par des militaires à la recherche d'une cache d'arme du RDR, le parti d'Alassane Ouattara. Le renouvellement de son passeport lui est ensuite refusé, ce qui le pousse à se rapprocher en effet du RDR. A l'approche des élections, en 2000, Gueï fait sien le concept d'ivoirité et attise les tensions entre groupes ethniques. Tiken Jah Fakoly enregistre alors «Le pays va mal».
«L’armée est divisée / les étudiants sont divisés / la société est divisée».
Revenons sur le parcours de ces deux fortes personnalités aux parcours différents, mais aux messages assez proches:
* Seydou Koné naît à Dimbokoro, dans le centre de la Côte d'Ivoire, le 1er janvier 1953. Celui qui deviendra Alpha Blondy est subjugué par le reggae de Burning Spear lors d'un séjour aux Etats-Unis. De retour en Côte d'Ivoire, il se fait connaître grâce à l'émission de télé "première chance", tremplin pour les jeunes talents. En 1983, sa chanson "brigadier Sabari" remporte un immense succès, notamment dans les bas quartiers d'Abidjan.
alpha blondy les salauds
En 1984, c'est la consécration avec l'enregistrement de l'album Cocody rock aux studios Tuff Gong à Kingston, avec le groupe de feu Bob Marley. De retour au pays, il chante les louanges de l'inamovible et décrié Houphouët-Boigny (à la tête de la Côte d'Ivoire de 1960 à 1993). Pendant une dizaine d'années (1985-1998), le chanteur multiplie les activités annexes (patron d'une maison de disques, d'un réseau de distribution...". De plus en plus mystique, il souffre de problèmes psychiatriques récurrents et sa carrière présente bientôt de dangereux signes d'essouflement, il semble dépassé par la jeune génération notamment Tiken JahFakoly qui dénonce le pouvoir avide et corrompu.
Alpha Blondy - Brigadier Sabari live - Marseille 03
Les troubles politiques à répétition qui frappent le pays, à partir de la fin des années 1990, redonnent une source d'inspiration au chanteur qui multiplie les titres engagés comme "les imbéciles" (1998) ou "les voleurs de la République" (2000). Dioula d'origine, il est menacé lors des troubles ethniques d'Abidjan à l'automne 2000.
Aujourd'hui, Alpha Blondy a retrouvé une certaine quiétude, pour autant il continue à dénoncer l'utilisation de la haine comme instrument du maintien au pouvoir en Côte d'Ivoire dans son album Jah Victory sorti cette année.
* Doumbia Moussa naît dans le nord ouest de la Côte d’Ivoire en 1968. Il prend le nom de Fakoly en référence à un de ses aïeux, un des chefs de guerre de Soundiata Keita, le fondateur de l’empire Mandingue au XIIIème siècle. Il se réclame ainsi de l’héritage de la confrérie des chasseurs (qui existe depuis le VIIème siècle), à l’origine de la Charte du Mandé, un serment passé entre les chasseurs et Soundiata Keita, l’engageant à fonder son royaume sur l’entente, l’amour, la liberté et la fraternité, par delà les différences ethniques.
Chanteur engagé, Tiken Jah Fakoly pourfend la « Françafrique », la politique africaine de la France (voir le chapitre sur la politique étrangère de la France), qui n’hésite pas (faut-il parler au passé ?) à apporter son soutien aux régimes dictatoriaux et corrompus tant que ces derniers s’engagent à ne pas toucher aux intérêts français dans leurs pays ; ce néo-colonialisme qui a pris le relais de l’exploitation coloniale.
Sa chanson « Françafrique » dénonce :
« La politique Francafriqua/c’est du blaguer tuer[…]/Pendant que nous nous battons/Ils pillent nos richesses/et se disent surpris de toujours voir l’Afrique en guerre/Ils ont brûlé le Congo, enflammé l’Angola[…]Ils cautionnent la dictature/Tout ça pour nous affamer. » Dans « Y en a marre », il lance « Après l’abolition de l’esclavage/ils ont créé la colonisation/lorsque l’on a trouvé la solution, ils ont créé la coopération/Comme on dénonce cette situation/ils ont créé la mondialisation/Et sans expliquer la mondialisation, c’est Babylone qui nous exploite ».
Nicolas Sarkozy promettait lors de la campagne présidentielle de mettre un terme à la "Françafrique" (depuis de Gaulle, les "affaires africaines" constituent un des domaines réservés du président de la République). Il est possible d'en douter, car son premier voyage officiel en Afrique l'amène au Gabon d'Omar Bongo, dirigeant du pays depuis 1967 et tout sauf un grand démocrate.
Il refuse le regard paternaliste et condescendant des media occidentaux dès qu’ils évoquent l’Afrique. Il fustige le durcissement de la politique migratoire en Europe, particulièrement en France. Lors de son concert parisien à l’Olympia (septembre 2007), il dénonçait le recours aux tests ADN dans le cadre de la politique de regroupement familial (dans « où allez où ? », il adopte le point de vue des jeunes hommes désespérés qui tentent le tout pour le tout pour rallier l’Europe, vue comme un Eldorado, d’où la déception de nombreux immigrés une fois arrivés en France : « Un Africain à Paris »). Il dénonce le discours de Nicolas Sarkozy en visite à Dakar et la vision qu’il donne de « l’Africain », fataliste et passif, résigné à subir la mondialisation.
La pochette du dernier disque de TJF (avec une référence évidente à la confrérie des chasseurs).
Mais il réserve aussi ses critiques aux nombreux dirigeants africains corrompus. Depuis une dizaine d’années, Fakoly fustige ces dirigeants qui se maintiennent au pouvoir coûte que coûte (« Mangercratie »), la fraude électorale, mais aussi l’excision (« Non à l’excision »), les mariages arrangés (« Ayebada »), les politiques d’émigrations restrictives (« ouvrez les frontières »). Aux yeux de nombreux Ivoiriens, il est devenu le porte-parole d’une autre Afrique, démocratique, égalitaire, fraternelle.
Porte voix des opprimés, lui qui se déclare « en guerre permanente contre l’injustice et l’inégalité », il trouve dans le reggae le courant musical idéal pour porter son message. Musique de lutte et de rébellion, « le reggae dit ce que les autres musiques ne disent pas ».
Alpha blondy - sweet fanta dialo
Il milite pour une unité africaine, la réconciliation des Ivoiriens. « A partir de 2000, le combat politique est devenu très agressif. On est passé de l’ivoirité à un nationalisme exacerbé. […] Une guerre religieuse en Côte d’Ivoire, je pense que c’et vraiment n’importe quoi. » Il s’engage de plus en plus dans le mouvement alter mondialiste et se prononce pour l’annulation de la dette des pays africain. TJF est aussi le président de Toloni, une association pour le développement de l’éducation et de la scolarisation.
Son militantisme et ses messages dérangent, au point qu’il a du s’exiler à Bamako, après l’assassinat d’un de ses amis (le comédien Camara H). Lui-même a reçu des menaces de mort. Désormais, TJF critique le régime de Gbagbo, ancien opposant de gauche qui n'a pas hésité à jouer lui aussi du concept d'ivoirité (on a parlé à son propos de "socialisme à visage ethnique"). Sa chanson "Gauche droite" montre sa défiance vis-à-vis des partis en présence.
Aujourd'hui, il attend beaucoup des élections qui doivent se tenir en Côte d’Ivoire en 2008, en espérant qu’elles soient réellement démocratiques. D’ici là, TJF continue de creuser son sillon, persuadé que « la musique est l’arme du futur », comme le disait le grand Fela Kuti.
Sources:
- Article du Monde 2 consacré à TJF.
- "Les Musiques du monde", F. Bensignor (dir.), Larousse,2002.
- Merci enfin à Etienne Augris pour ses précieuses informations.
Lien:
- le site officiel de TJF.
- celui d'Alpha Blondy.
- Pour compléter, regardez cet épisode du dessous des cartes, qui revient sur l'histoire de la Côte d'Ivoire, afin de mieux comprendre les problèmes actuels auquel le pays est confronté:
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